
Télétravail, un nouveau genre de risque ? (dossier)
10/2022
Le télétravail a-t-il des effets bénéfiques du point de vue de l’égalité – au nom d'une meilleure articulation des temps sociaux et d'un allègement des temps de trajets professionnels ? Le statut d’emploi comme indépendant ou salarié, du fait des formes d’encadrement hiérarchique et juridique différenciées qu’il implique, a-t-il un impact sur les conséquences inégalitaires ou émancipatrices du télétravail ? Quelles sont les différentes formes de risques que ce dernier fait encourir, en particulier aux femmes salariées ? L'accord national interprofessionnel de novembre 2020 offre-t-il de nouvelles garanties pour les salarié·e·s et singulièrement pour les femmes ?
Karine Babule et Florence Chappert, dans leur article Les nouveaux risques professionnels du télétravail, présentent les résultats issus de deux consultations où se jouent des situations diverses selon le secteur du travail, public ou privé et selon le fait d’avoir ou pas déjà expérimenté une pratique de télétravail avant le début de la crise sanitaire. Elles montrent notamment que les écarts sexués d’accès aux outils numériques, ainsi que les différences d’accès à un espace de travail dédié et adapté, semblent s’amenuiser. Il n’en reste pas moins que de nouveaux facteurs de risque, comme la "surconnexion" au travail, en écho à la culture du présentéisme en entreprise, provoquent des effets sur la santé, avec une fatigue et une usure plus marquées qu’à l’ordinaire. Cela peut aussi entraîner une dégradation des conditions de travail se traduisant par un isolement des collectifs de travail plus grand pour les femmes.
Le cas du Canada, présenté par l’économiste Diane-Gabrielle Tremblay, met l’accent sur les risques en termes d’invisibilisation du travail des femmes et de conséquences néfastes sur leurs carrières professionnelles à long terme. Les difficultés d’articulation des temps de vie, liées au télétravail, auraient entraîné également des pertes d’emploi particulièrement au sein des secteurs les plus féminisés et/ou une baisse du temps de travail (passage du temps plein au temps partiel).
Sophie Binet pour la CGT pointe les pièges du télétravail notamment pour les femmes qualifiées, en insistant sur le risque de double peine dans le sens d’un renforcement de l’assignation aux tâches ménagères, couplé à une dégradation des conditions de travail : difficultés d’adaptation des horaires, diminution globale et raccourcissement des temps de pause, intensification et densification du travail, peine à disposer d’un bureau à soi. Béatrice Lestic pour la CFDT y est quant à elle plus favorable mais souhaite un encadrement fort et prône le développement des tiers-lieux : il s’agit de lieux de coworking mais aussi d’espaces qui visent à rompre l’isolement, en s’ouvrant à des activités plus larges favorables au développement économique et aux renforcements des liens entre citoyen·ne·s sur les territoires. Pour la FSU, Ludivine Debacq et Hervé Moreau soulignent que le télétravail est en réalité un moyen d’échapper à des conditions de travail dégradées dans la Fonction publique. Cela pose avec d’autant plus d’acuité la question de la responsabilité des employeur·e·s et de l’État au sujet de la santé des agent·e·s, le télétravail ne pouvant être un prétexte à l’inaction en termes d’amélioration des conditions de travail sur site.
la sociologue Frédérique Letourneux insiste sur la diversité des situations, parmi les femmes elles-mêmes, selon leur statut professionnel. À partir de ses travaux réalisés antérieurement à la crise sanitaire sur les indépendant·e·s travaillant à domicile ou en espace de coworking (graphistes, journalistes, télésecrétaires), elle met l’accent sur les risques de "confusion des espaces-temps" selon le genre, mais qui demeurent variables selon les ressources sociales, scolaires et le métier exercé. Leur équilibre des temps de vie et les marges de négociation possibles sont liés à « la manière dont les conjoints se montrent plus ou moins conciliateurs ». Enfin, à travers le parcours d’une "mompreneuse", la sociologue Julie Landour montre toute l’ambivalence du travail à distance. Même lorsque ce dernier a été choisi, les conditions de travail restent indissociables de leur rapport étroit et de leur porosité à la vie familiale et ses contingences quotidiennes. Le risque est alors, d’une part, de voir une part croissante des contraintes domestiques et parentales prendre le pas sur le travail professionnel et, d’autre part, de redoubler le sentiment d’isolement au travail.