La prise en compte du fait religieux par le management

Le fait religieux n’a pas de définition officielle dans le code du travail. Dans le domaine des sciences de gestion, cette expression désigne tous « les comportements qui traduisent la religiosité des individus dans l’espace de travail [...]». C’est la définition reprise par Lionel Honoré, Géraldine Galindo, Hédia Zannad dans un article paru dans la Revue des sciences de gestion en 2019 faisant le point sur le sujet et les perspectives futures de recherches. Ces actes et comportements à dimension religieuse peuvent avoir des impacts positifs ou négatifs sur les relations de travail et sur le fonctionnement de l’entreprise. Leurs modes de management par les entreprises font l’objet de questionnements et d’attentions particulières de la part des cadres et des dirigeants.
La présence de faits et de comportements religieux repérés dans plus de deux tiers des entreprises françaises
Dans l’édition 2020-2021du baromètre du fait religieux en entreprise, réalisé par l'Institut Montaigne, la part des cadres et managers concernés par la présence du fait religieux au travail représente 66,5 % (contre 44 % en 2012). Parmi eux, 31,3 % le rencontrent très régulièrement et 35,2 % occasionnellement. Les faits les plus courants sont des demandes d’absence, d’aménagement de plannings ou de port de signes religieux visibles. Plus rarement, sont également repérés des comportements qui remettent en cause l’organisation du travail (par exemple des prières pendant le temps de travail), sa réalisation (par exemple le refus de réaliser des tâches) ou les relations professionnelles (par exemple le refus de travailler avec une personne).
Dans la large majorité des entreprises, la pratique religieuse des salariés pose peu de problèmes. Les comportements des salariés pratiquants sont perçus comme peu perturbateurs et ne gênant pas la bonne réalisation du travail (70,1 %). A l’inverse, dans une minorité d’entreprises, les situations sont plus complexes, le fait religieux est plus fréquent et varié. Les demandes peuvent devenir des revendications collectives (11,6 % des situations), les comportements rigoristes sont plus récurrents (12 % des situations en 2020-2021, contre 8 % en 2019), le fait religieux y est régulièrement dysfonctionnel et les managers de proximité sont souvent débordés face à des situations tendues.
Prendre en compte les situations et les comportements
S’appuyant sur les résultats d’une enquête de terrain qualitative publiés dans la revue Gérer et Comprendre en 2020, Lionel Honoré propose de caractériser les interactions entre salariés et salariés pratiquants lorsqu’elles sont marquées par le fait religieux. Quatre types de situations sont identifiées – le fait religieux invisible ( salarié pratiquant qui choisit de ne pas verbaliser sa religion au travail), le fait religieux normalisé (par exemple : demande d'autorisation d’absence pour motif religieux), le fait religieux considéré comme déviant ( prescriptions comportementales incompatibles avec l’activité professionnelle), le fait religieux transgressif ( salarié qui refuse de prendre de la distance avec la religion) – et les problématiques de management qui en découlent. L’objet et la forme de l’action managériale varient pour chacune d’entre elles. L’action portée par le manager est mieux comprise et acceptée par les salariés si elle est centrée sur la bonne réalisation du travail, le bon fonctionnement de l’équipe ou de l’organisation, et la prise en compte de la diversité.
Dans le cadre d’une étude exploratoire relatée dans la Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels en 2020, Olivier Guillet se penche sur les stratégies de comportements managériaux en se positionnant sur des faits religieux non transgressifs. L’objectif est de produire une grille d’analyse appelée « grille d’intelligibilité » pour avoir une meilleure compréhension des comportements managériaux. Au total, douze comportements sont identifiés : l’apprentissage d’autrui (souhait du manager d’apprendre d’autrui pour lui-même), l’apprentissage des situations négatives (fait religieux considéré comme un problème, une contrainte que le manager va gérer autrement grâce à cet apprentissage), l’apprentissage des situations positives (expérience positive du manager en gestion du fait religieux), l’aménagement, l’acceptation, l’accommodement, le laisser-faire pragmatique (accepter le fait religieux tant que ce dernier ne gêne pas), le laisser-faire défensif (ne pas savoir comment réagir), le refus pragmatique (réduire les difficultés de management, les éviter), le refus dogmatique (imposer son idéologie) et le déni. Pour chacun d’entre eux, il peut résulter pour le manager, une intention différente en fonction des motivations sous-jacentes comme par exemple la recherche d’équité ou de compromis, la volonté d’appliquer le principe de laïcité, etc.
Orienter le management vers des situations centrées sur le travail et le fonctionnement organisationnel
La co-construction de normes d'analyse des situations de travail
Les exemples concrets sur le fait religieux en entreprise pour mettre en évidence les apports des sciences de gestion sont encore peu nombreux . « Les entreprises ne sont pas très ouvertes à la discussion en général car, elles sont elles-mêmes très vite en difficultés » (Entretien I. Barth in Hugo Gaillard, thèse de doctorat en sciences de gestion, Université du Mans, 2019). Néanmoins certains secteurs d’activité sont plus prolifiques que d’autres, en matière de production de connaissances. C’est le cas par exemple du secteur social ou encore associatif (accompagnement éducatif) pour lequel le fait religieux est « inscrit » dans son champ d’intervention.
L’article rédigé par Caroline Cintas, publié dans la Revue interdisciplinaire management, homme & entreprise en 2021 illustre une démarche constructive de management au sein d’un Centre éducatif fermé (CEF). Face à une situation-problème engendrée par un conflit de normes entre les éducateurs de confession différente, le directeur décide de revoir son mode de gestion avec la mise en place de trois dispositifs :
- des espaces de discussion incluant la direction, les éducateurs et les usagers pour libérer la parole et mettre à distance la religion ;
- l’organisation d’une réunion mensuelle pour procéder à une analyse des pratiques professionnelles et recentrer les éducateurs sur leur rôle professionnel ;
- des groupes de travail pour résoudre les problématiques communes liées au fait religieux.
Le fait d’agir sur les situations de travail avec la mise en place de normes partagées a permis d’adapter les pratiques en proposant des solutions alternatives avec les acteurs concernés.
Une démarche collective au service de l'innovation
Afin d'innover dans les solutions apportées, des DRH responsables de la diversité, des directeurs juridiques et des directeurs financiers se sont regroupés au sein d'un club de réflexion pour partager et déployer des dispositifs de gestion. Comme le soulignent Géraldine Galindo et Ewan Oiry (Gérer et comprendre, n° 143, 01/2021), le club est dédié aux partages d'informations et de pratiques sur le fait religieux. Les données recueillies par le chercheur-animateur lors de ces rencontres, soulignent à la fois la diversité des enjeux poursuivis par les entreprises et la progressive évolution vers l'élaboration de dispositifs de gestion plus systématiques entre autre la mise en conformité des dispositif légaux, la mise en place d'outils, la formation. Placée au centre du dispositif du management du fait religieux, cette dernière est jugée indispensable par les responsables de direction et RH.
Elles amènent les acteurs de proximité à s'exprimer sur le sujet et sont aussi un lieu d'échanges entre les managers.
Se donner les moyens d'agir
Le règlement intérieur
Si dans le service public,la laïcité de l'Etat impose la neutralité des agents par respect des convictions des usagers, dans le secteur privé, elle pose le principe de liberté individuelle, dans la cadre du respect de toutes les libertés. Toutefois, la loi du 8 août 2016 permet au règlement intérieur de restreindre la manifestation des convictions des salariés dans l'entreprise, mais dans les limites imposées par l'article L. 1321-2-1 du code du travail :
"Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l'exercice d'autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l'entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché."
Pour mémoire , l’article L. 1321-4 du code du travail prévoit que "le règlement intérieur ne peut être introduit qu'après avoir été soumis à l'avis du comité social et économique" [...] y compris en cas de modification ou de retrait de clauses.
Les outils de gestion
Le guide pratique du fait religieux dans les entreprises privées, version employeurs publié par le ministère du travail et mis à jour en 2018, rassemble l'ensemble des informations pratiques et les rappels à la loi relatifs à la question de la laïcité et à celle des pratiques religieuses dans les entreprises. Il vise à apporter des réponses concrètes aux interrogations croissantes des acteurs de l'entreprise DRH, salariés, syndicats.
Certaines grandes entreprises disposent de leurs propres guides sur le fait religieux comme par exemple EDF, Orange, Total, etc., présentés comme des outils d'aide à la décision (The conversation, 28/10/202O).
Au-delà de la nécessaire sensibilisation et de l'outillage des cadres et des managers, la problématique du fait religieux en entreprise soulève la question bien plus large de la justice organisationnelle comme le soulignent Hugo Gaillard et Thierry Jolivet dans la communication intitulée "Fait religieux au travail : apports de la justice organisationnelle perçu pour la régulation inclusive : une étude de cas multiples enchâssée", présentée lors du 31ème congrès de l'AGRH en mars 2021. Les bases d'un programme managérial inclusif en matière de fait religieux passent par la conciliation des perceptions individuelles et collectives. A cela s'ajoutent les possibilités offertes par le dialogue social pour lequel les institutions représentatives du personnel (IRP) ont toute leur place dans la régulation de la liberté religieuse sur le lieu de travail, ainsi que les partenaires sociaux dans l'élaboration concertée des dispositions. Denis Maillard, auteur de l'ouvrage "Quand la religion s'invite dans l'entreprise" paru en 2017, livre un plaidoyer pour la construction de conditions de vie an commun, notamment en retrouvant le sens du collectif au travail.
Pour aller plus loin
La laïcité, si on en parlait, CGT, 2019, 16 pages
Le fait religieux en entreprise, CFDT, 2018, 58 pages
Le fait religieux en entreprise : guide des droits et des devoirs, CFE-CGC, 2020, 53 pages
Guide Manager les singularités. Convictions religieuses en entreprise, MEDEF, 2021, 14 pages
Sites
cse-guide.fr
Comment traiter le fait religieux en entreprise ?
gouvernement.fr > observatoire de la laïcité
La gestion du fait religieux dans l'entreprise privée, Observatoire de la laïcité. - Premier ministre, 2019, 7 pages
travail.gouv.fr
Le règlement intérieur, 21/04/2021
Le comité social et économique
Vidéos
Fait religieux en entreprises : l'Institut Montaigne dévoile son nouveau baromètre, RTL, publié le 06/05/2021
"Le principe du fait religieux au travail, la clé d'entrée première, est la liberté religieuse et la neutralité, rappelle Lionel Honoré. Le baromètre dévoile ainsi une nette distinction entre deux réalités. D'abord, une amélioration "dans la très grande majorité des entreprises", où les différents acteurs "savent de plus en plus comment faire et mettent en place des outils" dans un soucis d'apaisement."
Le fait religieux en entreprise : le guide présenté par la ministre du Travail, Fondation Jean-Jaurès,publié le 15/12/2016
A la suite d'un séminaire de la fondation Jean-Jaurès sur les enjeux liés au fait religieux dans l'entreprise, Myriam El Khomri, ministre du Travail, de l'Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social, présente le guide du fait religieux dans les entreprises privées réalisé par le ministère à destination des employeurs, des salariés et des candidats à l'emploi.
Le fait religieux dans l'entreprise, Cese, publié en 2013
Avis présenté par Edith Arnoult-Brill (groupe associations) et Gabrielle Simon (groupe CFTC) au nom de la section du travail et de l'emploi