L'approche pluridisciplinaire pour construire une démarche de prévention des pratiques addictives au travail

Longtemps assimilée à la sphère privée, la question est au cœur du plan gouvernemental de mobilisation contre les addictions depuis de nombreuses années (Stratégie Interministérielle de Mobilisation Contre les Conduites Addictives 2018-2022 ; 2023-2027). C’est également inscrit dans les 3ème et 4ème plans de santé au travail (2016-2020 ; 2021-2025). Fin 2021, la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA) a lancé le dispositif ESPER « les Entreprises et les Services Publics s’Engagent Résolument pour la prévention des conduites addictives en milieu professionnel ».
Substances licites (tabac, alcool) ou illicites (drogues), psychoactifs médicamenteux (anxiolytiques, antidépresseurs…), les produits pouvant conduire à des addictions sont variés. Aux consommations de produits s’ajoutent les comportements aujourd’hui largement reconnus, liés à Internet et aux outils digitaux (hyperconnexion, jeux vidéo…), au travail (workaholisme), aux achats, au sport, au sexe... (OFDT, Vie publique, 27/06/2024).
Des pratiques addictives répandues en milieu professionnel
Ainsi afin de mieux documenter les liens entre pratiques addictives et conditions de vie et de travail, la MILDECA a engagé un partenariat avec l’INSERM permettant l’exploitation des données du dispositif Constances (échantillon de 200 000 adultes âgés de 18 à 69 ans), outil pour la recherche épidémiologique au service des politiques de santé publique et de santé au travail.
Les données fournissent des renseignements sur les catégories socioprofessionnelles concernées et le niveau de risque. Les ouvriers et les employés sont les plus concernés par le tabagisme. L’usage dangereux de l’alcool est observé chez 16,3 % des hommes cadres et 10,7 % des femmes cadres, chez 22 % des hommes ouvriers et 22,9 % des hommes employés. Il touche également 30,7 % des hommes et 12 ,9 % des femmes de 18 à 35 ans. Concernant le cannabis, toutes les catégories socioprofessionnelles sont concernées, quels que soient l’âge et le genre. La consommation d’anxiolytiques concerne une majorité de femmes. L’étude souligne par ailleurs que l’usage de d’alcool, de tabac ou de cannabis augmente le risque de perte d’emploi. (MILDECA, 03/2021, mis à jour le 17/04/2023).
L’analyse des données de Santé publique France publiée en mai 2021, vient compléter ce tableau statistique en mettant en évidence de fortes disparités entre les secteurs d’activité. Parmi les hommes actifs occupés dans les secteurs de l’agriculture, sylviculture et pêche, construction et activités immobilières, la consommation déclarée de tabac et alcool est plus fréquente par rapport à la moyenne. Par contre dans les secteurs de l’hébergement et de la restauration, et des arts, spectacles et activités récréatives, la consommation de produits psychoactifs licites et illicites concerne à la fois les hommes et les femmes.
Les demandeurs d’emploi ne sont pas épargnés par les consommations de produits psychoactifs mais le sujet reste encore peu exploré. Dans un article paru dans la revue Psychotropes en 2023, Gilles Amado et Dominique Lhuilier étudient la double face du chômage sur l’usage des substances psychoactives. Selon les parcours et les situations, le chômage est un élément déclencheur soit pour arrêter la consommation de ces produits ou soit pour en initier l’usage en réponse aux épreuves vécues.
Quelles sont les actions des entreprises aujourd’hui ?
L’application du cadre légal : le règlement intérieur
Obligatoire dans les entreprises de plus de 50 salariés, le règlement intérieur peut spécifier des mesures d’interdiction partielle ou totale de l’alcool sur le lieu de travail, des mesures d’encadrement des pots en entreprise, une liste de postes de sûreté ou de sécurité pour lesquels un dépistage de consommation de drogue ou d’alcool peut être pratiqué (Addict’Aide, 25/01/2024).
Dans les plus petites entreprises, une note de service suffirait mais elle est rarement rédigée.
Le document unique : outil pour la sécurité et la prévention des risques
L'employeur a une obligation de sécurité vis-à-vis de ses salariés, il doit prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger leur santé et leur sécurité physique et mentale au travail conformément à ce qui est stipulé dans l’article L4122-1 du Code du travail. Cette obligation s’applique aux risques professionnels de tous ordres, dont les risques liés à l’alcool et aux stupéfiants et, plus généralement, aux pratiques addictives.
Selon les articles L4121-1 et L4121-2 Code du travail, l’employeur doit mettre en place des actions de prévention afin de réduire, voire supprimer les risques. Il est tenu d’évaluer et de prévenir les facteurs de risque et les conséquences des pratiques addictives, y compris occasionnelles. Cet élément doit figurer dans le document unique d’évaluation des risques (DUERP).
Or, une étude de la DARES (03/2024), réalisée à partir de l’enquête Conditions de travail, volet employeurs 2019, souligne que « moins de la moitié des établissements ont un document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP) à jour, et que les employeurs font plus souvent la prévention des risques physiques (52 %) que psychosociaux (33 %).
D’autres outils et mesures peuvent compléter le dispositif de prévention : la charte globale de prévention (Addict’Aide, 24/04/2020), des notes de service ciblées sur les pots d’entreprise ou à l’initiative des salariés, l’interdiction de fumer à l’intérieur des locaux…
Les services de prévention et de santé au travail (SPST) sont un des principaux interlocuteurs des entreprises en matière de prévention des consommations de substances psychoactives (Ministère du Travail, 25/01/2024).
L’utilisation du terme addiction relève d’un diagnostic médical qui n’est pas à la main des entreprises. Les salariés présentant des signes pouvant être rattachés à une emprise sous alcool ou consommations de substances psychoactives doivent être orientés vers le médecin du travail avec un courrier de l’employeur précisant les faits.
Des effets et risques sur la santé bien connus
Selon le ministère de la Santé (13/08/2024), "la consommation de substances psychoactives est responsable en France de plus de 100 000 décès évitables par accidents et par maladies, dont près de 40 000 par cancers. Les conduites addictives interviennent ainsi dans environ 30 % des cas avant 65 ans (également appelée mortalité prématurée)".
Dans le milieu professionnel, l’accident du travail est un risque important. La consommation régulière d’alcool au-delà de 2 à 4 verres par jour multiplie par 2 les risques d’accident du travail grave. Conduire sous l’emprise de l’alcool multiplie par 17,8 le risque d’être responsable d’un accident de la route mortel. Pour le cannabis, le risque est multiplié par 1,65. D’une manière générale, ces substances ont des effets délétères en matière de sécurité : augmentation de la prise de risque, baisse de la vigilance, diminution des réflexes… rappelle Philippe Hache, expert sur les addictions au travail à l'INRS, dans la brochure « Pratiques addictives en milieu de travail : comprendre et prévenir » (2023). Concernant les médicaments psychotropes (anxiolytiques, antidépresseurs…), il est essentiel de respecter les prescriptions et les mises en garde des médecins.
L’article R4228.20 du Code du travail prévoit la possibilité et les conditions permettant à l’employeur, en cas d’accident, de recourir à des tests (éthylotests, salivaires ou urinaires) et de vérifier ainsi la présence d’alcool ou de certaines drogues dans l’organisme des personnes en cause. Quand des substances psychoactives sont ainsi avérées, l’analyse des causes de l’accident ne questionne jamais ou rarement la part éventuelle de l’organisation et des conditions de travail dans ces consommations, présumant ainsi implicitement qu’il s’agit de pratiques liées à la vie privée des salariés et importées au travail.
La focale sur l’approche individuelle
A partir d’une enquête menée auprès de 1245 professionnels des services de santé au travail, l'étude du cabinet Cemka pour l'INRS (01/12/2021) montre que 73,2 % des professionnels recherchent systématiquement ou souvent l’existence d’un lien entre le travail et la consommation de substances psychoactives. D’après eux, les facteurs qui favorisent le plus la consommation sont les risques psychosociaux (RPS), les horaires atypiques, le travail isolé, les pots en entreprise, les séminaires ainsi que le télétravail. Les médecins du travail prennent mieux en compte ces sujets qu’en 2009. En effet, 75 % d’entre eux interrogent les salariés sur leur consommation d’alcool et retranscrivent cette information dans leur dossier médical en santé au travail contre 46 % en 2009. Pour le cannabis, ce taux est de 51 % alors qu’il n’était que de 17 % en 2009.
Toutefois, les SPST se caractérisent par une diversité des pratiques, d’outils, d’objectifs et de formations. Sami Fettah et Gérard Valléry (SELF, 07/2022) font état de représentations différentes en fonction du poste occupé (médecins, infirmier de santé au travail, préventeur) et d’une prédominance de l’approche individuelle dans ces professions.
La prise en compte de l’activité de travail : un levier oublié des entreprises
Les consommations de substances psychoactives (SPA) trouvent leurs origines dans la sphère privée, mais également dans la sphère professionnelle, indique Philippe Hache dans une des contributions issue de l’ouvrage collectif « Ergonomie : 150 notions clés », dirigé par E. Brangier et G. Valléry (2021).
L’analyse du travail permet d’identifier des déséquilibres entre les objectifs, les moyens disponibles, les aléas et l'état de santé des salariés. Des contraintes telles que la surcharge de travail, des difficultés physiques, des relations socioprofessionnelles dégradées, etc. peuvent favoriser l'apparition ou le développement de pratiques addictives chez les salariés. Pourtant l'analyse du travail arrive encore trop souvent au second plan ainsi que le déplore Renaud Créspin dans un article paru dans The Conversation (30/06/2023).
Si les employeurs sont aujourd’hui plus nombreux à aborder le sujet des pratiques addictives comme des conduites à risque qui renforcent l’exposition aux risques professionnels, la prise en compte de la part que peut jouer le travail et son contenu dans les consommations reste encore minoritaire. Une enquête réalisée auprès de 33 dirigeants d’entreprise montre que ce sujet est largement délégué au management de proximité (Patrick Gilbert, Florent Noël, Management international, vol. 25, n° 1, 2021).
Le chemin reste encore long pour sortir d’une approche individuelle et répressive. Pourtant, les pratiques addictives, quelle que soit leur nature (substances, comportements), questionnent souvent les conditions de travail et nécessitent des espaces d’échanges au niveau des organisations (InfoRH, 08/05/2023).
Le lien entre surcharge de travail et développement des pratiques addictives au travail est avéré. Dans son ouvrage "L’addiction au travail. De la pathologie individuelle à la gestion collective de l’engagement" (2023), Marc Loriol, directeur de recherche au CNRS en sociologie du travail, met en lumière la responsabilité des modes de management et de l’organisation du travail dans de nombreuses situations de surtravail.
A quels besoins répondent les pratiques addictives au travail ?
Dans la continuité des travaux engagés par les chercheurs G. Lutz, R. Crespin et D. Lhuilier (2017), la brochure "Addictions en milieu professionnel : employeurs et employés tous concernés" éditée par la MILDECA en 2021, rappelle les facteurs de risque :
- Les risques psychosociaux et le stress au travail, les conditions de travail pénibles favorisent la consommation de substances psychoactives, pour « tenir » physiquement et psychiquement.
- La recherche de la performance, l’obligation de répondre aux exigences de productivité et/ou un climat de compétition entre les salariés peuvent pousser certains professionnels à se « doper » ou à tomber dans l’addiction au travail (le « workaholisme »). Celle-ci peut être renforcée par l’utilisation d’outils numériques qui brouillent les frontières entre temps privé et temps professionnel (le « blurring »).
- L’accessibilité des substances (tabac, alcool et médicaments notamment) sur le lieu du travail facilite la possibilité de consommer et doit donc être prise en compte pour prévenir les risques collectifs pour la santé des salariés.
- Certaines cultures socioprofessionnelles - au sein d’entreprises ou de métiers - favorisent les consommations d’alcool, organisées ou non par l’employeur pour marquer des temps forts de la vie de l’entreprise, pour « récompenser » les salariés (pots internes, signatures de contrats, etc.) ; de même des rituels d’intégration ou de socialisation entre collègues constituent des incitations à consommer (pause cigarette à plusieurs, apéros entre collègues, afterworks, etc.).
En 2020, en France, entre les deux périodes de confinement lié à l’épidémie de COVID,une enquête a été menée par l'IPSOS pour la MILDECA et ses partenaires (ANSES, ANACT, INRS, OFDT, Santé Publique France, COCT ) auprès de 3998 salariés des secteurs privé et public. Elle ouvre plusieurs champs de réflexion et d’actions tant au niveau des employeurs que des pouvoirs publics et partenaires sociaux, sur l’anticipation de l’organisation du travail, ses conditions de réalisation en temps de pandémie ou en période « normale » ainsi que sur la prévention des conduites addictives.
Le contexte actuel est propice à l’émergence de solutions innovantes en termes de santé au travail et de qualité de vie au travail sous réserve de ne pas se focaliser uniquement sur les risques les plus apparents liés à l’épidémie.
Une démarche globale et collective
Les pratiques addictives sont à considérer sous deux angles : un facteur qui accroit l’exposition aux risques professionnels classiques de l’entreprise, et un risque professionnel à part entière alimenté par l’organisation et les conditions de travail.
La prévention doit être mise en place dans le cadre le plus large de la prévention des risques. Cette question peut être envisagée dans le cadre de la négociation collective sur la qualité de vie au travail. Améliorer les conditions de travail contribue à limiter l’apparition de telles pratiques. Dans la mesure où il s’agit d’un sujet complexe, la démarche de prévention doit être collective avec la mobilisation de tous les acteurs. Cela suppose la création d’un comité de pilotage, piloté par la direction et composé par de membres des ressources humaines, de préventeurs internes à l’entreprise, de représentants de salariés au CSE et, le cas échéant, de salariés volontaires (Liaisons sociales Les thématiques, 11/2021).
Une démarche pluridisciplinaire combinant cadre réglementaire, prise en charge socio-médiale des personnes en difficulté, sécurité et analyse des situations de travail permet de prendre en compte les situations individuelles, mais aussi d’améliorer les conditions de travail, et ce faisant, de réduire la part du travail dans le développement ou le renforcement de pratiques addictives. Cela contribue également à maintenir en emploi et à prévenir le risque de désinsertion professionnelle non seulement à court terme pour les salariés en difficulté avec des produits ou des comportements addictifs, mais aussi à plus long terme pour toutes et tous par l’amélioration des conditions de travail.
Anact (26/09/2024). Conduites addictives au travail : les 7 étapes clés pour réussir sa démarche de prévention [Webinaire]
Au cours de ce webinaire organisé en partenariat avec Addict’Aide Pro, Corinne Dano, médecin du travail addictologue au CHU d'Angers, et Patrick Issartelle, responsable des grands projets pour l’Anact, présentent une feuille de route en 7 étapes permettant de construire et d’installer dans la durée une démarche de prévention efficace. Frédéric Guibert, responsable santé et sécurité chez Scania Angers, vient témoigner de son expérience sur le terrain.
Inrs. (11/2021). Travail et pratiques addictives : comprendre et prévenir les risques [Webinaire]
Quels liens peut-on établir entre travail et consommation de substances psychoactives ? Comment prévenir les risques dans ce domaine ? Quelles sont les obligations réglementaires qui s'appliquent? Philippe Hache, expert médical (Inrs) et Marie Boisserolles, juriste (Inrs), répondent à ces questions lors de cette conférence en ligne.
Mildeca. (06/01/2020). Grand angle - CONSTANCES #3 : Alcool, tabac, cannabis : Consommations et conditions de travail [Vidéo]
Guillaume Airagnes, docteur en médecine, spécialisé en psychiatrie et addictologie la consommation d'alcool,de tabac et de cannabis et le Docteur Nicolas Prisse, président de la Mildeca reviennent sur l’impact des conditions de travail sur les consommations d’alcool, de tabac et de cannabis des Français
Ressources

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