Le genre au travail. Recherches féministes et luttes de femmes
Les femmes "n’ont jamais été autant diplômées et autant présentes dans toutes les catégories professionnelles. Et pourtant, les inégalités de genre sur le marché du travail persistent et se renouvellent." C’est le propos introductif de Sophie Pochic de ce recueil de contributions, coordonné par le réseau de recherche MAGE (Marché du travail et genre), qui fait dialoguer la recherche sur le genre au travail et les mouvements féministes et syndicalistes.
Dans une première partie, cet état des lieux de la place des femmes au travail aborde plus précisément l'histoire des luttes des ouvrières et des femmes dans les métiers du soin, ainsi que les inégalités parmi les femmes, en interrogeant notamment les effets des politiques d’égalité professionnelle en France. La seconde partie, consacrée aux enjeux genrés de l’espace numérique, explore les dynamiques de féminisation au sein des métiers du numérique ainsi que le rôle et les effets des réseaux sociaux sur les mobilisations féministes du début du XXIe siècle. L’ouvrage analyse en dernier lieu les conséquences professionnelles des violences intrafamiliales sur la recherche d'emploi, l'état de santé ainsi que l'engagement des entreprises pour leurs salariées victimes de violences conjugales.
Regard historique sur les luttes des femmes
Le premier chapitre s’intéresse aux luttes des femmes, en particulier des ouvrières concernant leurs conditions de travail et leurs rémunérations depuis la fin des années 60 (en France, Italie, Tunisie) jusqu’à aujourd’hui. Il alterne des articles d’historiennes et de sociologues et des entretiens d’actrices sociales. C’est dans les années 66/68, qu’émerge en France la question des inégalités de rémunération entre femmes et hommes dans le débat public autour de la valeur du travail des femmes.
L’ouvrage relate, dans un entretien croisé de quatre militantes, l’expérience de "groupes de femmes d’entreprises" qui se sont développés comme des lieux d’expression du "mouvement des femmes" dans les années 70 et ont contribué à l’entrée du féminisme dans le monde du travail. L’organisation des femmes entre elles a incité les syndicats à défendre de nouvelles revendications comme l’égalité salariale ou même le droit à l’avortement.
Les années 80 et 90 ont été marquées par un reflux du mouvement féministe, parallèlement à une progressive désyndicalisation des femmes ouvrières, correspondant aux plans successifs de restructuration d’entreprises.
L’ouvrage aborde l’exemple de luttes récentes de femmes dans un entretien croisé de trois femmes "gilets jaunes" de Saint-Nazaire. Elles expliquent comment ce mouvement a fait émerger des groupes non-mixtes tels que les Amajaunes, des femmes qui se pensaient éloignées socialement mais qui rencontraient les mêmes difficultés : milieux de mois difficile, baisse des aides sociales, et "être femme dans un mouvement de révolte". “Ensemble, on est sorties de notre impuissance” concluent-elles.
Aujourd’hui, 88% des femmes salariées sont dans les métiers de services : administratif, commerce, éducation, santé et soin. Un chapitre est consacré aux enjeux de l’évolution de ces métiers : leur dévalorisation, leur faible reconnaissance sociale et les nouvelles dynamiques portées par les mobilisations de femmes dans ces secteurs. Une recherche d’Eve Meuret-Campfort portant sur le militantisme syndical dans les crèches démontre comment la défense des droits et des conditions de travail des salariées de la petite enfance, toutes catégories professionnelles confondues, s’est effacée au profit de revendications portant sur les enjeux éducatifs, de conditions d’accueil des enfants, considérées comme plus légitimes.
Rachel Silvera démontre que ces métiers du soin sont, depuis des dizaines d’années, sous-valorisés comparés à des emplois de valeur égale dans des filières techniques à dominante masculine.
Haude Rivoal s’est intéressée aux mécanismes à l’œuvre dans le secteur de la logistique qui empêche la mixité de ces métiers. Le corporatisme et la pénibilité des postes peu ou pas qualifiés (conducteurs, agents de quai, caristes, …) aboutissent à une mise à l’écart des femmes et à négliger l’égalité professionnelle.
L’épineuse question des inégalités parmi les femmes
Le second chapitre s’intéresse aux politiques d’égalité professionnelle. De nombreuses entreprises, notamment les PME, faiblement dotées en instances de dialogue social et en fonction ressources humaines, ne participent pas au processus de négociation collective en matière d’égalité professionnelle. Les contributrices interrogent les effets des politiques d'égalité professionnelle qui, selon leur constat, contribuent à accentuer les inégalités au sein de la population des femmes au travail. Elles favorisent les femmes diplômées, cadres de grandes entreprises mais ne concernent peu ou pas les femmes en emploi précaire, à temps partiel ou dans des emplois féminisés aux compétences peu rémunérées et aux conditions de travail difficiles et invisibilisées.
Pour réduire les inégalités sociales entre les femmes, "l’enjeu serait d’articuler des revendications susceptibles de concerner les différentes catégories de femmes au travail en matière d’égalité et de rémunération" (Jacqueline Laufer).
Par ailleurs, l’auteure met en évidence que l’idée selon laquelle les femmes cadres soient des actrices à part entière du développement de leur carrière, efface les inégalités structurelles et dépolitise le combat féministe dans le monde du travail. Cela participe d’une vision élitiste de l’égalité professionnelle qui tend à renforcer les inégalités entre femmes. Et de préciser que "a parité au sommet des entreprises est essentielle quand elle fonctionne comme un levier de pouvoir mais elle ne peut pas être le seul objectif en raison de l’absence d’effet de ruissellement."
Le genre dans l’espace numérique : des opportunités d’emploi au cyberféminisme et au cybersexisme
La seconde partie de l’ouvrage traite de la place des femmes dans le numérique. Les femmes, nombreuses dans les filières de l’informatique dans les années 80, ont progressivement manqué le virage numérique. En 2017, le secteur employait 23% de femmes. Avec l’explosion du numérique, ce secteur est devenu porteur, innovant, très bien payé et a fait la part belle aux hommes. Les femmes se retrouvent confrontées aux limitations liées à la structuration du marché de l’emploi, à la segmentation sexuée des postes, aux différences salariales, au plafond de verre et au sexisme.
Ce chapitre met également en perspective des expériences d’actrices de terrain, syndicalistes et membres d’associations de formation et d’insertion aux métiers du numérique.
Le rôle et les effets d’Internet et des réseaux sociaux sont analysés du point de vue des mobilisations féministes des années 2000 au travers de témoignages d’une fondatrice de mouvement et d’une syndicaliste.
Il est également question dans cette partie, de la montée du cybersexisme favorisé par les effets de viralité, l’anonymat, la gratuité d’accès aux plateformes numériques et l’absence de régulations suffisantes.
Les conséquences professionnelles des violences conjugales et intrafamiliales, un angle mort de la recherche
Dans un dernier chapitre, l’ouvrage se penche sur la progressive prise en compte, dans la sphère professionnelle, des violences conjugales et intrafamiliales. En effet, elles impactent le comportement des victimes et entraîne de l’absentéisme, du retard, des impossibilités de déplacement ou de flexibilité horaire, etc. Parmi les contributions, Sophie Binet, cosecrétaire générale de l'Ugict-CGT, affirme l’importance d’une prise en compte du sujet dans les politiques publiques et de la mise en place de droits interprofessionnels. Elle cite par exemple le droit à des congés quand les victimes décident de quitter leur conjoint·e, comme c’est le cas en Nouvelle-Zélande, aux Philippines et au Canada. Elle suggère également un droit à la mobilité géographique ou fonctionnelle, pour que les victimes n’aient pas à choisir entre leur travail et leur vie, ainsi qu’une interdiction stricte du licenciement en cas de violences.
Le genre au travail. Recherches féministes et luttes de femmes, sous la direction de Nathalie Lapeyre, Jacqueline Laufer, Séverine Lemière, Sophie Pochic et Rachel Silvera, éditions Syllepse, coll. "Le présent avenir", 02/2021, 344 pages