Quelles conditions de travail pour les travailleurs des plateformes numériques ?

Dossier
Les plateformes numériques de services marchands font régulièrement la Une de l’actualité, en raison de la rapidité fulgurante de leur développement et des conditions de travail de leurs opérateurs. Ce dossier vise à faire le point sur les questions que ces nouveaux acteurs économiques posent au monde du travail. De quoi parle-t-on ? Quels sont les effets induits sur les conditions de travail ?
Un livreur de repas à vélo qui consulte son smartphone

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A nouveau type d’employeur, nouvelle forme d’emploi

Au sein de l’ensemble des plateformes numériques, ce sont surtout les « plateformes qualifiées de collaboratives » qui suscitent des interrogations quant à leur impact sur l’emploi, le travail, les conditions de travail et, plus globalement, sur le modèle social. Les plateformes collaboratives développent une économie lucrative de services en ligne (comme Uber, Airbnb). Elles sont à distinguer de l’activité de l’économie collaborative (appelée parfois économie du partage) qui ne concerne que la relation entre particuliers dans un but non lucratif et vise à produire de la valeur en commun.

Par ailleurs, comme le souligne un rapport de l’OIT en 2016, les plateformes collaboratives règlementent elles-mêmes leur marché. Elles fixent les règles en décidant qui peut travailler sur la plateforme et avec quel statut, comment l’information est collectée et diffusée ou bien encore comment sont réglés les conflits. Les données actuellement disponibles donnent à voir un effet très limité des plateformes sur le marché du travail (entre 0,5 % et 5 % selon les sources).

Une organisation du travail qui se distingue en fonction des plateformes

Pour mieux comprendre leurs impacts sur le travail et les conditions de travail, il est nécessaire de revenir sur les différentes formes d’organisation du travail proposées par les plateformes. De nombreux travaux, tels que le rapport de l’ETUI et l’article de I.Maselli et W.P.De Groen, convergent pour établir une première distinction selon que les services sont fournis en ligne ou nécessitent une réalisation physique et localisée, comme sur les plateformes de VTC (Uber, Lyft, etc.) de livraison à vélo (Delivroo, Foodora, Uber Eat, etc.), de bricolage (Supermano, Hellocasa, etc.), etc.

Pour les services réalisés en ligne, F.A.Schmidt propose de distinguer trois grands modèles d’organisation :

  • Le travail en ligne sur les plateformes de micro-tâches (comme Amazon Mechanical Turk ou Foulefactory en France, par exemple) implique la division du travail, en de minuscules tâches. Si elles ne peuvent (encore) être totalement déléguées à des robots, elles s'avèrent répétitives et non spécifiées pour les travailleurs en ligne (« crowdworkers »). Comme l'explique Christian Elongué : "Ces micro-tâches numériques comprennent donc un ensemble de manipulations informatiques très simples comme la participation à des forums de discussion, la vérification de mots clés sur un produit en ligne, la notation de vidéos ou d’articles, la transcription de sons en texte, l’inscription à des sites internet, la visite de sites web, la réponse à un sondage en ligne, l’inscription à des concours en ligne… La rémunération quant à elle, varie de quelques centimes d’euros à quelques euros au mieux pour des tâches longues et complexes. Les travailleurs sont en principe interchangeables."
  • Les plateformes de travail en ligne sur appel à projet (comme 99design, par exemple) permettent au client de choisir la meilleure proposition possible (par exemple, pour un logo) à partir d'un pool très hétérogène d’idées développées spécifiquement pour lui par une masse de travailleurs en ligne. Finalement, une seule solution est nécessaire, sélectionnée et payée - toutes les autres sont supprimées.
  • Les plateformes de freelances (comme Upwork ou Freelancer, par exemple) présentent une différence importante avec les deux autres modalités de travail en ligne : les clients choisissent les travailleurs (freelances) en fonction de leurs compétences, le travail n’est attribué qu’à une seule personne, et la rémunération est négociée individuellement. Il s’agit donc de travaux plus complexes, exigeants, spécialisés, techniques et mieux payés que les autres formes de travail en ligne.

Les plateformes de services comme Uber ou Deliveroo, les plus connues du grand public, sont à l’origine des principales controverses. Le terme « ubérisation » est devenu un raccourci pour désigner le pouvoir de « disruption » des plateformes. Comparé aux plateformes de services réalisés par des salariés via le numérique, ces activités présentent beaucoup plus de risques, qu’il s’agisse d’accidents du travail, d’accidents de la circulation, de vol ou de dommages matériels. Les algorithmes sont souvent au cœur du fonctionnement de ces plateformes.

Quels effets sur le travail et les conditions de travail ?

Un emploi précaire et une asymétrie des rapports de négociation

Si les plateformes offrent un accès facilité au travail rémunéré (sous formes de tâches), G.Vendramin et P.Valenduc montrent qu’elles présentent des similitudes avec les formes d’emplois précaires qui se sont développées depuis une trentaine d’années (CDD, intérim, temps partiels subis, etc.) :

L’asymétrie des rapports de négociation est particulièrement marquée dans le cas des plateformes. Celles-ci définissent les conditions de la relation dans leurs Conditions Générales d’Utilisation (CGU) qu’elles n’hésitent pas à modifier de manière unilatérale en fonction de leur stratégie de développement. Les récents conflits entre les plateformes et leur travailleurs en témoignent (changement des bases de rémunération pour les livreurs à vélo, baisse du tarif des courses et augmentation de la commission de la plateforme pour les VTC, par exemple).

Les travailleurs supportent l’ensemble des coûts et des risques liés à leur activité  : investissement dans l’outil de travail, incertitude des revenus, absence de protection collective des salariés (protection sociale, réglementation du temps de travail et des conditions de travail, représentation et négociation collective, etc.). Et pourtant, ils restent très dépendants des plateformes qui, généralement, déterminent la tarification des prestations, imposent des règles pour réaliser le travail, et disposent de différentes formes de droits de sanction (modification des tarifs en fonction des notations, exclusion de la plateforme, etc.).

Des travailleurs attirés par la flexibilité et l'autonomie

Les enquêtes auprès des travailleurs des plateformes en ligne montrent que ce type de travail est apprécié en premier lieu parce qu’il permet un haut niveau de flexibilité en termes de choix des tâches, de temps, de lieu, de quantité et d'organisation du travail.

Cette flexibilité résulte aussi des règles de fonctionnement de la plateforme : les chauffeurs Uber, par exemple, peuvent être déconnectés par la plateforme s’ils refusent trop souvent des courses. Et le système de tarification variable incite à travailler sur certains horaires qu’ils ne choisiraient pas autrement.

Le management humain disparaît au profit des algorithmes

Les différents algorithmes développés par les plateformes (affectation des clients et planification prédictive, tarification dynamique, notation, etc.) mettent en place une forme de management automatisé malgré les problématiques que cela peut poser :

  • absence d’interlocuteur pour arbitrer les désaccords (sur une notation par un client VTC ou sur le refus d’un travail sur une plateforme de micro-tâche),
  • asymétrie d’information (les travailleurs ne savent pas comment les évaluations sont calculées),
  • impact important de ces évaluations sur l'appréciation du travail du salarié,
  • protection des données et de la vie personnelle (quelles données sont collectées et stockées ? qui est autorisé à accéder à ces données ? à qui peuvent-elles être diffusées ?) 

Invisibilité, visibilité, e-réputation

Sur les plateformes de micro-tâches, les travailleurs sont traités comme une masse indifférenciée et l’organisation de la plateforme ne prévoit aucun moyen pour que les travailleurs puissent communiquer directement avec les clients. Ils deviennent des travailleurs invisibles et potentiellement déshumanisés. Leurs tâches sont le « dernier kilomètre avant l’automatisation ». Ils sont mobilisés à la demande via un canal informatique pour des tâches très courtes (« un travail liquide »), ils n’ont pas de visage. On attend d’eux, comme le montre A. Sundararajan, une exécution de la tâche aussi impeccable et fluide que celle d’un logiciel. Il n’en reste pas moins que ces travailleurs sont soumis à un système d’évaluation (généralement, le pourcentage de travail approuvé par les clients) qui détermine la probabilité d'être embauchés pour de futures tâches.

La question de la notation par les clients est aussi très prégnante pour les travailleurs des plateformes de services hors ligne. Sur les plateformes de VTC, les avis et les commentaires des clients sont utilisés pour réguler les offres que reçoivent les chauffeurs. Lorsque les notations sont trop faibles, les comptes des chauffeurs peuvent être désactivés par la plateforme – ce qui est vécu comme un « droit de vie et de mort » par les chauffeurs comme le montre les conclusions du médiateur Jacques Rapoport en janvier 2017.

Les risques psychiques des travailleurs isolés

L’organisation des plateformes ne prévoit aucun espace pour que les travailleurs puissent se rencontrer et communiquer entre eux. Les situations de co-activité sont aussi exclues de par le fonctionnement même des plateformes (les tâches sont assignées individuellement). A la différence de la plupart des professions d’indépendants, il n’y a pas non plus d’organisations professionnelles. Les travailleurs des plateformes sont donc structurellement isolés, ce qui peut poser des questions en termes de santé psychique (absence de soutien, de lieu pour échanger sur les problèmes du travail et construire ses compétences ou son identité professionnelle). Le statut de travailleur indépendant ne facilite pas l’accès à la négociation collective car les règles européennes la proscrivent dans les relations contractuelles marchandes (article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et la jurisprudence du 4 décembre 2014 ).

Une profession qui revendique ses droits à un travail décent

Face à la précarité de leurs emplois et de leur statut, les travailleurs des plateformes se mobilisent. Leur voix se fait entendre dans les média consécutivement  aux remous provoqués par l'"affaire Uber" en 2017. Des associations et des syndicats se créent à l'instar du Communauté Solidaire De Chauffeur Indépendant VTC ou du collectif des coursiers bordelais.

Des organismes indépendants se positionnent à l'image du think tank #leplusimportant. Le rapport " Favoriser le développement professionnel des travailleurs des plateformes numériques" présente 18 propositions qui s’articulent autour de 3 axes : « faire des plateformes des leviers de développement professionnel des travailleurs qui s’y connectent ; promouvoir un socle de droits sociaux pour les travailleurs et orienter les plateformes vers des pratiques socialement responsables, sans bouleverser leur modèle économique et doter les travailleurs de droits portables et favoriser leur inscription dans des parcours professionnels répondant à leurs aspirations. »

De même, le numéro de la revue Études & Dossiers ,du think and do tank "Pour la solidarité", paru en juin 2018, illustre la démarche initiée en France par le réseau Sharers & Workers, et co-portée à l’échelle européenne par la Confédération européenne des Syndicats, avec l’appui de l’ETUI. Ce rapport « donne à voir le vaste et riche éventail des initiatives et réflexions à l’oeuvre à l’échelle européenne sur les questions de représentation et négociation collective, de l’innovation et de la responsabilité sociale qu’emporte le développement de l’économie de plateformes. »

Au niveau des pouvoirs publics, à la fois en France mais également à l'international, le débat reste ouvert mais les avancées ne sont pas encore visibles. Dans le cadre des débats sur la loi "Avenir professionnel", un amendement a été proposé, demandant la mise en place d’une "charte de responsabilité sociale" pour les travailleurs indépendants des plates-formes numériques. L'ambition affichée consistait à sécuriser les conditions de travail tout en évitant aux plateformes d'avoir à requalifier les contrat de leurs travailleurs indépendants en salariat. Cet article a été censuré le 12 juin 2018 par le Conseil constitutionnel.

 

Le succès des plateformes tient en large partie à leur positionnement stratégique comme tiers de confiance dans la mise en relation entre clients et travailleurs  et à leur capacité de fédérer une « foule » d’utilisateurs potentiels. Pour surpasser les dispositifs établis pour garantir une certaine confiance entre clients et prestataires (accès réglementé à la profession, etc.), leur offre s’appuie sur des règles (CGU) et des algorithmes qui organisent le travail de manière beaucoup plus contraignante pour les travailleurs que les règles de marché habituelles. Et, en se positionnant comme tiers incontournable dans l’accès au client, elles prennent une position de force dans la négociation – ce qui leur permet d’imposer leurs conditions. C’est pourquoi leur développement fait l’objet de conflits, avec les travailleurs qui dépendent d’elles mais aussi avec les autres acteurs du marché ou les autorités publiques (sur de multiples sujets : fiscalité, réglementation des marchés, etc.).

Le fonctionnement de l’économie des plateformes interrogent les champs de réflexion et d’action sur les conditions de travail. Face aux interactions et aux injonctions devenues virtuelles, les salariés appellent à (re-) considérer la réalité de leur travail et leur statut.

Pour aller plus loin

Sharers & workers : est un réseau ouvert et contributif. La confrontation d’idées permet d'explorer les modèles entrepreneuriaux dont l’économie collaborative liée au numérique est porteuse, ainsi que les transformations du travail.

L'Observatoire de l'ubérisation : créé à l'initiative de la Fédération des Auto-entrepreneurs, cet observatoire a pour but de faire des propositions pour mieux relever les enjeux de demain, en matière sociale, fiscale, juridique et économique.

Deux revues de littérature :

Plateformisation 2027. Conséquences de l'ubérisation en Santé et Sécurité au Travail. INRS, 2018, 4,18 mn.

Germinal au royaume des plateformes numériques ? Médiapart, Espace de travail, 14/12/2016, 48 mn.

 

Le microtravail : nouvelle servitude de l'économie numérique ? RCF Radio, Econum. Emission Des souris et des hommes, 08/09/2015. Podcast, 7,10 mn.